Du design et des humains : on a regardé Abstract !
Quand une série documentaire s’intéresse à notre métier, il y a forcément des choses à en tirer. En appliquant le même prisme humaniste à des déclinaisons très variées du design, Abstract interroge les manières de relier les personnes entre elles, et présente des profils aussi attachants qu’exigeants avec leur travail.
Imaginez des conditions idéales pour passer ses soirées dans son canapé. Confortablement installé, avec un ventilateur sur le côté. Pendant un mois d’août caniculaire, où il fait trop chaud pour s’activer, et où de toute façon tout est fermé. Les options sont réduites au strict minimum, et après des journées de travail bien remplies, les écrans renforcent leur pouvoir d’attraction.
Bref, les conditions idéales pour faire résonner la sonorité du lancement de Netflix, et se lancer dans un peu de binge watching relaxant. Et ça tombe bien, on n’avait pas encore tous regardé Abstract, la série documentaire consacrée au design. Un comble pour une agence web où on pratique un peu la chose au quotidien.
Donc on s’est posé, l’esprit dégagé pour se plonger dans ces 14 épisodes à la qualité constante, qui posent très clairement la variété des champs du design et des humains qu’il y a derrière.
Le design est partout
Ça peut sonner comme une évidence, mais le design est omniprésent. Chaque objet, chaque enseigne, chaque bâtiment, chaque élément qui s’offre à notre champ visuel a fait l’objet d’un travail de design. Plus ou moins réussi, plus ou moins conscient, mais un travail de conception quand même. Pour occuper une fonction, répondre à un besoin.
C’est également le cas des éléments naturels, comme le rappelle l’épisode consacré à Neri Oxman et l’architecture bioclimatique : la forme des feuilles d’un arbre, la structure articulaire et musculaire d’un chat, le principe même de l’évolution, c’est du design guidé par la biologie et la nécessité de s’adapter à son environnement.
Le design se décline donc en une multitude de discipline, dont la série n’a pas encore fait le tour même si elle propose un panel varié et réjouissant, de l’illustration au jouet, de l’automobile à l’architecture, du graphisme à la scénographie, en passant par les costumes et les baskets…
La série offre l’occasion de mesurer tout le travail qu’il y a derrière chaque chose, des plus artistiques aux plus fonctionnelles. Et en interrogeant des professionnels qui sont d’énormes références dans leur profession, elle permet de trouver des points communs dans leur approche, et donc de définir des pistes qui mènent à un travail de qualité, quelle que soit la discipline.
L’observation constante
Quand on doit façonner le monde qui nous entoure, la première nécessité est de le regarder avec attention. De le scruter en détails, non seulement pour voir ce qui manque et ce qui pourrait être amélioré, mais aussi pour développer sa propre sensibilité, cette part inexplicable qui va s’attarder là où personne d’autre ne s’attarde.
C’est ce que résume Olafur Eliasson dans l’épisode consacré aux oeuvres d’art : « Changer le monde, c’est changer notre expérience du monde ». On ne génère rien de nouveau sans changer d’angle de vue, sans prendre pleinement conscience de son environnement, sans s’ouvrir à autant d’aspects visuels, sensoriels et émotionnels que possible pour développer une approche originale.
Ce sens de l’observation consciente est un point partagé par l’ensemble des designers présentés dans Abstract : le photographe Platon qui passe des heures assis dans les rues pour dessiner ce qui se passe devant lui, la scénographe Es Devlin qui aime prendre de la hauteur pour observer les choses en jouant sur les perspectives et les dimensions, ou la créatrice de costumes Ruth Carter qui observe les passants de New-York, et imagine leur histoire à partir de leurs vêtements et leurs comportements…
L’observation est la base fondamentale de l’ouverture d’esprit, nécessaire à une démarche de design aboutie et soucieuse du détail. C’est également ce que souligne le designer Tony Fadell dans son Ted Talk « The first secret of design » (des sous-titres en français sont disponibles).
L’interrogation comme carburant
C’est une chose d’observer, mais ça n’est pas suffisant. Il faut aussi questionner, remettre en cause les modèles établis, interpréter les besoins qui se manifestent ou qui restent silencieux.
Le monde est complexe. Toujours en évolution. Ce qui est valable aujourd’hui ne le sera peut-être pas demain. Il faut donc des personnes qui savent questionner les choses avec méthode pour être à l’écoute de leur époque et anticiper le futur. Et c’est encore une qualité partagée par les designers auxquels s’intéresse Abstract.
Pour eux, l’interrogation est plus qu’un outil de travail : c’est un mode de vie, une tournure d’esprit ancrée profondément.
Pour concevoir leurs travaux, ils partent toujours d’une page blanche. Ils n’ont pas de solution toute prête, ils refusent les automatismes, et considèrent avant tout l’ensemble des questions auxquelles ils doivent répondre. Ils prouvent chaque jour la valeur de réponses sur-mesure dans un monde qui cherche à imposer de plus en plus de standards.
Ils partent du besoin, qui dicte la solution qui est la plus adaptée. C’est la question initiale qui définit les contours d’une réponse originale : chaque projet est l’occasion de tout remettre à plat, de se réinventer, et de trouver de nouvelles manières d’envisager leur métier.
La routine constructive
Un autre trait commun entre ces designers, c’est qu’il n’attendent pas l’inspiration pour être productifs. Comme le dit l’illustrateur Christoph Niemann dans le tout premier épisode, en tant que professionnel, on se lève et on travaille. Il faut donc installer une routine qui permet de faire émerger des solutions créatives, dans les bons comme dans les mauvais jours.
C’est particulièrement appréciable de voir la série casser le mythe de l’artiste soumis aux aléas de l’inspiration, du créatif dépendant de ses muses. Non. Un bon design, et surtout une carrière comme celles qui sont présentées dans Abstract, résultent surtout de rigueur, de clairvoyance et de travail acharné.
Pour Niemann, la routine commence par une discipline, celle de s’installer à sa table sans distraction aux horaires de bureau pour dessiner, comme n’importe quel salarié. Il y a aussi les vieux films en fond sonore de la graphiste Paula Scher, les croquis frénétiques de la créatrice de jouets Cas Holman ou les itérations constantes au sein de l’équipe de Neri Oxman.
La cohérence d’une équipe
En parlant d’équipe, justement, Abstract nous épargne également le mythe du génie touché par la grâce, qui s’est fait tout seul et qui avance en solitaire, avec des résultats exceptionnels grâce à sa seule force individuelle.
La série met un point d’honneur à présenter des phases de travail en équipe, à montrer les processus collectifs, les compétences complémentaires qui aboutissent à un résultat cohérent, où chaque personne mobilisée apporte ses qualités.
Elle met l’accent sur les parcours, les rencontres, la gestation des idées et des concepts, qui sont toujours le fruit d’échanges, de dialogues, de débats. Bref, on comprend vite la nécessité des interactions humaines et de mécaniques collectives bien huilées.
Une idée seule n’est pas suffisante, il faut toute une équipe pour la matérialiser, révéler sa valeur et la porter vers les hauteurs qu’elle mérite, mais aussi pour mieux faire face aux obstacles qui peuvent se présenter.
La résistance à l’adversité
Quand on veut créer quelque chose d’original, on doit bien souvent affronter des résistances, des oppositions, des critiques, et d’innombrables contraintes. Pour mener ses projets à terme, il faut donc s’armer de détermination, de persévérance et de patience.
On pense bien sûr à Tinker Hatfield, légendaire créateur de chaussures, et aux Air Max. Personne ne croyait au potentiel d’une chaussure à coussinets apparents, et surtout pas ses dirigeants. Il a fallu lutter pour faire valoir son projet, avec le succès commercial qu’on connaît.
Parfois, l’adversité peut aussi être indépendante de la qualité du travail produit : c’est le cas pour l’architecte Bjarke Ingels, dont la volonté de sortir des dogmes de sa profession et des codes culturels de son pays lui a amené autant de haters que d’admirateurs.
Enfin, le poids qui repose sur les épaules du designer peut représenter une contrainte lourde, comme c’est le cas pour le spécialiste de l’automobile Ralph Gilles, qui doit composer avec des impératifs financiers et d’image de marque décisifs pour son entreprise.
Il faut être suffisamment armé psychologiquement et émotionnellement pour croire suffisamment en sa vision et la concrétiser envers et contre tout.
Le sens de l’empathie
Souvent, cette détermination ne vient pas de nulle part, et une autre force d’Abstract est de s’attarder sur l’aspect humain derrière le travail de design. D’explorer ce qui a permis aux designers de développer assez de volonté pour porter leur métier suffisamment haut pour que Netflix s’intéresse à eux.
Ce qui ressort, au-delà de la passion pour ce qu’ils font, c’est la richesse de chacun des parcours, et la présence pour chacun d’eux d’évènements qui les ont poussé à valoriser l’empathie, mais aussi à être à l’écoute de leurs propres émotions. Des évènements parfois dramatiques, parfois heureux, mais qui les ont poussé à renforcer leur ouverture à l’autre.
Le design s’adresse à des personnes, il doit tenir compte de leurs attentes, de leurs représentations, de leur vécu, mais aussi parfois de leurs automatismes et de leurs préjugés. On ne peut pas réussir un design sans être porté par une volonté de comprendre les mécaniques de l’esprit, ce qui génère de l’adhésion, des usages et de l’émotion.
Cette nécessaire empathie peut prendre des proportions gigantesques, comme on peut le voir dans l’épisode consacré à Ian Spalter, responsable du design d’Instagram : chaque évolution de l’interface, chaque changement mineur concerne plus d’un milliard d’utilisateurs actif du réseau social. Il y aura forcément des mécontents, et parvenir à comprendre et anticiper les réactions est un élément décisif pour proposer les meilleures solutions possibles.
La transmission d’un message
C’est aussi un moyen de toucher du doigt le sens du design : parce que ces disciplines cherchent à définir les interactions futures des personnes avec leur environnement, elles portent en elles un peu plus que des aspects pratiques.
Comme le souligne Tinker Hatfield, « un bon design est fonctionnel, un excellent design transmet un message ».
Ça peut bien sûr être le message voulu par le client, comme c’est le cas dans la plupart des disciplines graphiques, mais ça peut aussi être quelque chose de plus général, de plus global, comme la petite touche de sensibilité qui construit des passerelles, qui fait évoluer les opinions et les comportements.
Pourtant, dans le cas de certaines disciplines comme la typographie, une fois les caractères livrés, on n’est plus maître du message qu’ils transmettent. On le voit dans l’épisode consacré à Jonathan Hoefler, dont la police Gotham s’est retrouvée très utilisée dans le champs politique : elle participe à la vie de la cité, mais ce n’est plus entre les mains du designer (qui fait quand même le maximum pour que son design ne soit pas attirant pour des idées qui ne sont pas les siennes !).
La transmission peut aussi passer par d’autres canaux, comme le suggère l’architecte d’intérieur Ilse Crawford, qui accorde beaucoup d’importance à l’écriture d’ouvrages et d’articles sur son métier, et à l’enseignement.
C’est un prolongement naturel du design : le rôle de la conception, au-delà de ses aspects esthétiques et pratiques, est d’installer le lien nécessaire entre les humains et leur environnement pour améliorer le cadre de vie, de faciliter le dialogue entre les personnes et la compréhension mutuelle pour mieux vivre en société. Pour connecter les points manquants.
Observation, interrogation, conception, transmission, connection : la série pose les bases d’un design humaniste capable d’inspirer nos futurs modes de vie.