Réflexions sur le design et l’interactivité : on a regardé High Score !
Produite par Netflix, la série documentaire High Score décrit la genèse d’une des industries les plus lucratives du moment : celle du jeu vidéo. En six épisodes, elle évoque les grandes étapes qui ont popularisé ce format, avec en filigrane une réflexion sur le design, l’interactivité, l’esprit d’entreprise et les conditions du succès.
Pendant nos pauses déjeuner, on a beaucoup joué à Galaga et Gradius, ces jeux de tir interstellaires tout droit venus d’années où nous n’étions pas nés. Pendant quelques mois, c’était une petite compétition interne, à la recherche du score parfait, où on découvrait ensemble les niveaux suivants, en partageant nos stratégies, jusqu’à ce qu’un leader incontestable se détache.
Au delà de l’expérience d’émulation collective, c’est intéressant de voir à quel point ces jeux, qui ont quarante ans quand même, ont suscité comme adhésion. Parce que même si les graphismes sont d’un autre temps, ce qui fait la qualité d’un jeu c’est la manière dont il aspire l’attention du joueur. Et ça, c’est du design.
Pour aller plus loin sur le sujet, on s’est donc penché sur la série High Score, histoire de tirer les leçons de conception de personnes qui ont marqué de leur empreinte l’histoire du jeu vidéo. Des leçons, il y en a eu beaucoup. Et ça vaut le coup de les partager.
Donner un objectif à atteindre
On va commencer par l’élément qui donne son nom à la série : la conquête du score le plus haut. Cette reconnaissance absolue de figurer au tableau des meilleurs scores, cette quête existentielle de servir de référence pour les joueurs à venir.
C’est un principe on ne peut plus simple : les actions de jeu font gagner des points, l’objectif est de gagner le plus de points possibles avant d’être mis en échec. La maîtrise est récompensée, l’expérience est valorisée. D’une certaine manière, le système de gratification est juste, et fait partir tous les joueurs sur une base égalitaire.
C’est donc une motivation supplémentaire de voir sa réussite personnelle basée sur son seul mérite, et c’est un moyen très efficace d’installer un esprit de compétition qui va pousser les joueurs à passer de longues heures à se perfectionner, pousser leur concentration dans un état de « flow », et faire oublier le côté inévitablement répétitif des jeux de l’époque.
L’enjeu majeur ici est la gestion de la difficulté : suffisamment élevée pour qu’un investissement complet soit nécessaire pour être récompensé, mais avec une progression fluide pour garder l’objectif visible.
La manifestation de l’interactivité
Le jeu vidéo est tout entier basé sur un principe de base du design d’expérience utilisateur : celui du feedback. C’est à dire que chaque action de l’utilisateur doit se matérialiser à l’écran pour lui faire comprendre que son action a bien été prise en compte.
Aux débuts du jeu vidéo, cet aspect passe beaucoup par le son, car les possibilités visuelles sont réduites. C’est ce qu’explique Hirokazu Tanaka, designer sonore et compositeur iconique de Nintendo, ayant travaillé sur Donkey Kong, Mario, Tetris : « Il faut un son pour confirmer une action, sinon on ne sait pas ce qu’on fait ».
Certains sons des jeux vidéos de cette époque sont devenus cultes et encore identifiables plusieurs décennies après leur création, alors que leur seul but était de générer de l’interactivité. Toutes les sonorités de Mario par exemple, sont régulièrement intégrés dans bien d’autres champs créatifs, comme la musique électronique.
L’interactivité passe donc par tous ces petits signaux qui concrétisent une action, en temps réel. Elle est encore plus renforcée lorsqu’elle se partage entre plusieurs joueurs : en ce sens, l’épisode consacré à Street Fighter illustre parfaitement l’ouverture d’un nouveau champ des possibles pour les joueurs.
Quand les actions de jeu s’opposent à d’autres actions de jeu, que les comportements de l’adversaire sont imprévisibles, qu’il est impossible d’anticiper quel sera son prochain mouvement, et qu’on ne peut pas se baser sur un pattern précis pour anticiper, la compétition est tout de suite plus prenante, et l’interactivité prend tout son sens.
De nombreux champs du design UX expérimentent des manières de rendre les expériences utilisateurs plus immersives grâce à des modèles aléatoires ou génératifs, mais rien ne remplacera une interaction humaine : comme le jeu vidéo avec le multi-joueurs, le web a également franchi une étape avec sa version 2.0, celle du web social, avec d’abord les forums, puis les réseaux sociaux.
Un design centré sur l’utilisateur
Bien sûr, l’immersion ne peut pas se résumer à ces simples interactions : c’est un ensemble d’éléments qui doivent conforter et guider l’utilisateur pour le garder accroché à son écran. Mais pour être efficaces, ces éléments ont besoin d’être intégrés dans une conception globale du jeu et de son environnement.
C’est l’utilisateur qui est au centre de cette démarche de design, et on ne peut pas espérer un succès sans avoir pris en compte ses attentes, ses habitudes, et les expériences que lui proposent les concurrents. Comprendre ses utilisateurs, c’est intégrer leurs motivation et leur satisfaction à son travail de conception.
Les passages de High Score consacrés à Gail Tilden sont à ce titre très parlants, et montrent que l’enjeu prend encore plus d’importance quand un business devient international : on ne peut pas partir à la conquête du marché américain avec les codes du marché japonais.
Gail Tilden s’est donc taillée une réputation de dragon pour imposer aux décideurs japonais la modification de certains design et codes graphiques pour répondre aux attentes du marché américain. Avec un large succès à la clé.
Un autre aspect où le jeu vidéo a pris les devants en termes d’expérience utilisateur, c’est en creusant le sillon de la personnalisation, initié notamment dans les premiers jeux de rôle, et qui s’est propagé avec le temps dans de nombreuses catégories de jeu. En parallèle, l’apparition des premiers jeux en vue subjective, autrement appelée vue à la première personne, ont développé un autre modèle d’immersion où le joueur fait corps avec son personnage, en adoptant son point de vue direct.
Cette personnalisation renforce considérablement l’immersion, en intégrant une forme d’identification où chaque joueur va vivre une expérience perçue comme unique, basée sur ses propres préférences et sa propre vision. Le modèle a tellement bien marché qu’aujourd’hui, le principe de l’avatar et les prises de vue subjectives se sont développés bien au-delà du jeu vidéo.
L’inspiration permanente
Si le jeu vidéo a inspiré le monde et la culture, la réciproque est également vraie : son élan créatif puise dans des recoins insoupçonnés pour générer de nouvelles idées originales.
Plusieurs exemples sont cités dans High Score, où un simple évènement du quotidien va inspirer des designs devenus cultes.
Le premier cas est celui de Pac-Man, venu tout droit d’une pizza à laquelle on venait d’enlever une part. C’est une leçon de minimalisme donnée par son créateur Toru Iwatani :
On a tendance à croire que dans un jeu, c’est le concept qui prime. Mais l’aspect visuel est tout aussi important. Pac-Man est jaune et a une bouche pour manger. La simplicité du design en fait un symbole.
Toru Iwatani
Quelques pixels mignons, devenus icône pop.
Un autre pilier des consoles Nintendo a tout simplement vu le jour pour rendre hommage à John Kirby, l’avocat qui a sauvé l’entreprise de la faillite en remportant son procès contre Universal. Les traits du personnage sont directement inspirés du visage de l’homme de loi, qui sera donc représenté sur toutes les générations de consoles de la marque.
Le dialogue entre designers et développeurs
Pourtant, l’importance croissante des graphismes ne doit pas faire oublier la notion de jouabilité, l’autre élément déterminant de la qualité d’un jeu, et où la fluidité technique tient une part très importante.
C’est ici que le simple design ne suffit plus, et que la science des développeurs doit venir garantir une transcription efficace des principes du jeu. Et il ne s’agit pas simplement de science, comme l’explique le développeur Mike Horowitz :
L’ingénierie, c’est de la création. Les bons développeurs sont créatifs. Mon travail, c’est de trouver des solutions. Si on me donne des problèmes et des contraintes, il faut que je trouve un moyen de les résoudre.
Mike Horowitz
Encore faut-il bien poser le problème. C’est là qu’un dialogue constructif entre designers et développeurs est crucial pour développer une vision commune.
Souvent, la clarté passe aussi par une visualisation des éléments, et le passage où Roberta et Ken Williams, pionniers des jeux narratifs, exposent leur façon de travailler illustre parfaitement l’importance de la phase de wireframe, ce schéma sommaire où les principes de jeu doivent être compréhensibles avant de poser un vernis graphique.
Le principe est le même dans tous les métiers où coopèrent des métiers créatifs et des métiers techniques : construire une vision créative partagée, exposée clairement et construite progressivement autour du dialogue.
Culture du crunch ≠ culture du cool
Ce fonctionnement ne dépend malheureusement pas toujours des designers et des développeurs. Le dialogue avec la direction et les décideurs est aussi essentiel. Et si la politique de l’entreprise ne suit pas, même les profils les plus talentueux ne pourront pas aboutir au meilleur résultat possible.
Jouer sur l’attractivité d’un métier pour imposer un fonctionnement toxique, c’est une dérive partagée par beaucoup d’industries qui vendent du rêve.
Le jeu vidéo n’y échappe pas, et particulièrement à ses débuts, où certaines erreurs marquantes n’avaient pas encore été commises.
Pour les jeunes et pour les geeks, de nouveaux plans de carrières s’ouvraient : on pouvait être payé pour jouer, et dans les grands tournois, les vainqueurs étaient traités comme des rock stars, en prime time sur MTV.
Pour des profils moins compétiteurs, il y avait aussi l’opportunité de passer ses journées avec une veste siglée Nintendo et conseiller les joueurs au téléphone. Là, déjà, se cachaient des exigences irréalistes : la maîtrise parfaite d’un catalogue de jeu toujours plus imposant.
Parce que l’accès à un marché de masse a vite été synonyme de surproduction, avec toujours plus de titres mis en vente pour inonder les consommateurs de nouveautés permanentes.
Comme bien souvent, la quantité se fait au détriment de la qualité, et en sacrifiant les conditions de travail au sein des studios de jeu vidéo. Ce mélange a d’ailleurs bien failli précipiter tout le secteur vers une chute violente, cristallisée dans un jeu à l’échec légendaire.
Ce jeu, c’est l’adaptation du film E.T. l’extraterrestre, souvent catalogué comme le pire objet vidéoludique de l’histoire, dont on retrouve des milliers d’exemplaires invendus enterrés dans le désert du Nouveau Mexique.
Une défaite aux proportions épiques, et aux conséquences irréversibles pour le développeur Howard Scott Warshaw, dont le nom restera toujours associé à cette débâcle.
Pourtant, cet échec est plus révélateur de la culture du crunch qui commençait déjà à se mettre en place, et sa responsabilité individuelle peut difficilement être mise en cause. Warshaw était un professionnel reconnu, avec de beaux succès à son CV, mais qui a eu le tort d’accepter une mission impossible : développer un jeu en 5 semaines, là où le précédent lui avait demandé 9 mois de travail.
Forcément, le résultat est injouable. Pourtant, les délais impossibles, complètement décorrélés des moyens humains à disposition, persistent encore aujourd’hui, comme l’a bien montré la déroute du jeu Cyberpunk 2077, gangréné par les bugs à sa sortie, malgré plusieurs reports.
Petite parenthèse, c’est aussi exactement pourquoi certains sites web sont moches et fonctionnent mal : souvent à cause de délais mal anticipés.
Penser sa réussite avec ses points forts
Alors, quelle est la clé du succès ? Ce qui ressort de ces six épisodes, c’est finalement une leçon assez classique : jouer sur ses points forts, les travailler, les renforcer et les perfectionner, encore et encore.
Parfois, le point fort, c’est une créativité sauvage, avec des succès qui se gagnent au culot. Pour Doug Macrae et ses amis hackers du MIT, c’est même à la limite de l’inconscience : leur business initial de bidouillage et de modifications de bornes d’arcade allait à l’encontre de toutes les lois sur la propriété industrielle et intellectuelle. Mais leur vision énergique et leurs idées pour contrer le côté répétitif des jeux leur ont ouvert en grand les portes de l’industrie, qui a vite compris qu’elle avait tout intérêt à valoriser ces profils pour perdurer, plutôt que de leur faire des procès.
Le point fort, ça peut aussi être un plan stratégique en quatre étapes, bien préparé, conscient de ses atouts et solidement structuré. De ce côté là, la plan de Sega pour venir briser le monopole de Nintendo est un modèle :
- Avoir une avance technologique qui ouvre de nouvelles possibilités ludiques
- Disposer de jeux porte-étendards qui exploitent ce potentiel technique (Sonic, Madden NFL)
- Identifier une cible à fort potentiel : les adolescents et jeunes adultes, une tranche d’âge plus âgée que la cible du concurrent (mais qui a une forte influence sur ses petits frères et soeurs)
- Déployer une stratégie marketing axée sur le cool, en décalage avec l’univers enfantin de Nintendo (compétitions sur MTV, irrévérence et dérision des publicités…)
L’ironie, c’est que Sega a été incapable de reproduire une stratégie aussi efficace quelques années plus tard, lors du lancement de la Dreamcast, une console qui avait pourtant tout pour plaire et qui a été un échec commercial.
Parce que parfois, les points forts ne suffisent pas. Et comme les injustices sont fréquentes, on voudrait conclure en saluant le fait que la série rend hommage à Jerry Lawson, l’inventeur des cartouches de jeu interchangeables, souvent oublié quand on évoque les pionniers du jeu vidéo. Parce que la grande histoire ne récompense pas toujours les personnalités discrètes ni les avancées techniques.
L’ouverture de brèches n’est pas forcément reconnue à sa juste valeur, et les innovations sont rapidement reprises par de grandes entreprises qui font oublier les créateurs originaux. Alors pour avoir un peu contribué à réparer cette injustice, merci aux créateurs de la série High Score !